CHAPITRE VIII

Après avoir confié Tom à l'un des membres de l'équipage, le commandant Thorg rejoignit ses passagers qui, à travers le dôme transparent, contemplaient cette pyramide de blocs de béton, de ciment, de poussière, d'où émergeaient des poutrelles, des morceaux de meubles disloqués, brisés : par endroits, des débris humains étaient indiscernables, auréolés de rouge sombre, leur sang dont la terre, la poussière s'étaient imbibées. C'est là tout ce qui restait des occupants de ce building broyé comme par un titanesque marteau-pilon !

Autour de ces ruines, des gens hébétés s'efforçaient vainement de fouiller les décombres à la recherche d'éventuels survivants ensevelis. Des ambulances sillonnaient tant bien que mal les rares artères encore praticables. Certains de ces rescapés avaient aperçu l'astronef qui plafonnait maintenant à moins d'une centaine de mètres au-dessus de leur tête. Ils s'interpellaient, s'agitaient, inquiets peut-être à la vue de ce disque métallique rayonnant une luminescence verte.

Soudain, parmi ceux qui erraient autour des ruines, un homme se mit à agiter frénétiquement les bras, manifestement à l'intention des silhouettes qu'il apercevait à travers le dôme transparent du disque fortement incliné.

— Seigneur ! balbutia l'Américain. C'est... Je jurerais que c'est Bill, Thorg ! Rapprochez-nous du sol, vite !

L'Extra-Terrestre donna un ordre bref à l'équipage ; le disque volant perdit de l'altitude, glissa vers la droite pour s'immobiliser au pied de l'amoncellement de décombres.

— C'est lui ! C'est bien lui ! cria Monica, reconnaissant parfaitement en cet homme aux vêtements maculés de terre, déchirés, le second de Forrest.

Howard, stupéfié lui aussi, avait reconnu les visages amis qui l'observaient derrière la paroi du cockpit en métalloplastex. Il se mit à courir, passa sou le bord annulaire de l'astronef et cessa d'être visible.

— Allez à sa rencontre, conseilla Thorg. Nous amenons la passerelle d'accès ; je vous rejoins.

Ils se précipitèrent le long du couloir galbé et s'arrêtèrent au seuil de l'écoutille tandis que le plan incliné s'abaissait vers le sol. Sous les regards effarés des gens qui fouillaient les ruines, Bill Howard sauta sur cette rampe et courut à la rencontre de ses amis. Sans chercher à cacher leur émotion, lui et Forrest tombèrent dans les bras l'un de l'autre en se donnant de grandes tapes dans le dos !

— Mon vieux Bill ! J'ai bien cru que tu étais là-dessous ! fit l'Américain en désignant du menton l'amas de décombres.

— L'autre nuit, en sortant de chez toi, Harry, le fait de n'avoir pas sommeil m'a sauvé la vie ! Je suis allé...

Il laissa sa phrase en suspens, médusé à la vue de cette petite créature aux yeux très écartés, relevés en oblique sur les tempes, qui venait d'apparaître au seuil de l'écoutille.

— Le commandant Thorg, le présenta Forrest.

L'Extra-Terrestre inclina la tête par deux fois :

— Soyez le bienvenu à bord, Bill Howard... Permettez-moi de répondre à l'étonnement que vous avez manifesté en m'apercevant, ce qui renseignera d'ailleurs aussi vos amis. Nous venons du système solaire que vous connaissez sous l'appellation d'Antarès...

Ignorant les innombrables badauds qui, maintenant, accouraient de toutes parts et levaient le nez vers cet étrange appareil juché sur son tripode d'atterrissage, Thorg enchaîna :

— Nous parlerons de nous plus tard, Bill, voulez-vous continuer vos explications ? Vous disiez qu'en quittant le domicile de Forrest...

— Je suis allé chercher Aileen, à la station de télévision K.G.F. de Griffith Park. Aileen était de service et j'ai attendu la fin de son émission, à deux heures du matin, pour la raccompagner.

— Votre épouse, sans doute ?

— Pas tout à fait, sourit-il. Du moins, pas encore. Bon, en quittant la station, les premières secousses ont commencé et nous nous sommes réfugiés dans le parc, où d'innombrables personnes affluèrent bientôt, terrorisées par le séisme. Nous y avons passé la nuit et ce matin, nous nous sommes rendus chez elle. Du moins dans ce qui reste de son quartier. L'immeuble était debout, mais sérieusement touché et évacué par ses occupants. Nous avons pu récupérer quelques affaires et Aileen est retournée aux studios, qui n'ont pas trop souffert. Je dois aller la chercher à midi au Griffith Park.

» J'ai pu joindre Carter et Brown ; ils s'efforcent de rechercher les autres survivants de notre Commission Delta... s'il y en a. Nous avons tous rendez-vous à midi au Griffith. Oui, c'est le point de ralliement car, à la suite de ce cataclysme, il faut plus que jamais nous regrouper, former une équipe prête à toute éventualité. Je songe au Groupe 54/12 qui, peut-être, n'aura pas désarmé pour autant.

— Ces gens, Bill, avec lesquels vous avez rendez-vous, sont-ils membres de votre commission d'enquête ? interrogea l'Extra-Terrestre.

— Oui, à l'exception d'Aileen, productrice à la télévision mais qui se passionne pour nos recherches et les fait connaître, à travers ses émissions. Carter, Brown et nos autres membres, en dehors de leur fonction dans notre commission, sont à peu près tous des techniciens : électronique, chimie, biologie, astrophysique...

— Pourriez-vous les joindre rapidement pour leur demander d'amener leur famille, au Griffith Park où vous devez vous retrouver ?

La question de l'Antarien le surprit :

— Sans doute, encore que les liaisons téléphoniques sont quasi impossibles et la plupart des rues impraticables. Avec un peu... beaucoup de chance, corrigea-t-il, nous devrions pouvoir, les uns les autres, faire circuler cette consigne. Mais pourquoi, réunir nos familles ?

— Il le faut, Bill. Mes chefs vous en donneront la raison. Maintenant, partez et faites vraiment l'impossible pour réunir vos amis, leur femme, leurs enfants... et tous les techniciens, spécialistes, chercheurs qu'ils pourront trouver. Même si ces personnes n'appartiennent pas à votre Commission Delta et même si elles n'ont jamais cru en la matérialité de notre existence ; l'important est qu'elles soient très compétentes, professionnellement parlant.

Les trois hommes échangèrent un regard où la stupeur le disputait à l'incrédulité : cette consigne inattendue, ils croyaient pouvoir en déceler la signification. Un doute affreux s'insinuait en eux, qu'ils hésitaient à faire partager à leurs compagnes. Mais celles-ci, intuitivement, avaient percé le sens de cette impérative recommandation de l'Antarien. Par une sorte d'accord muet, ils surmontèrent leur angoisse et n'osèrent point se communiquer leurs impressions...

— A midi, au Griffith Park, lança Howard," comme pour écourter cet instant pénible, lourd de menaces informulées.

Les gens qui faisaient cercle, à distance respectueuse, s'écartèrent vivement pour le laisser passer, abasourdis par la présence de l'astronef et de cette petite créature « aux yeux de lapin » qui paraissait au mieux avec ces deux couples portant des vêtements déchirés, couverts de terre et de poussière.

Un instant plus tard, quand l'engin décolla, les badauds effrayés se débandèrent en trébuchant sur les décombres.

Dans le poste de pilotage, les Terriens promenaient un regard attristé sur la cité meurtrie : de toutes parts les incendies faisaient rage. Des flammes monstrueuses léchaient les façades encore debout, d'autres fusaient par les fenêtres, tourbillonnaient dans les « puits » laissés dans ces immeubles par l'effondrement de leur toiture et des planchers qui avaient enseveli, broyé leurs occupants.

Les services d'ordre étaient débordés, la vie désorganisée, les hôpitaux, les cliniques ou bien détruits ou alors submergés de blessés. Le transport, l'évacuation de ces derniers posaient d'ailleurs de sérieux problèmes en raison de l'état quasi impraticable de la plupart des rues et des artères de moyenne importance. Seuls les larges boulevards, les grandes avenues permettaient aux véhicules de faire du « slalom » entre les amas de décombres qui jonchaient la chaussée.

Quant à la lutte contre le feu, la rupture des canalisations d'eau la rendait pratiquement impossible au-delà du périmètre de la Los Angeles river où quelques motopompes plongeaient leurs manchons d'aspiration destinés à alimenter de puissants « canons » Mercator. A cette situation catastrophique s'ajoutait la destruction des conduites de gaz qui, rompues avant l'explosion des gazomètres, avaient causé d'innombrables sinistres.

L'astronef grimpait à une vitesse vertigineuse et, à son bord, les Terriens découvraient l'ère de destruction qui s'étendait à perte de vue, depuis les quartiers nord de San Fernando jusqu'à San Diego, la ville méridionale jumelle pareillement dévastée. Seules les zones suburbaines de l'Est avaient moins souffert.

— Les tremblements de terre ont affecté toute la région de Los Angeles et jusqu'aux villes du nord et de l'est ! constata Harry Forrest, atterré.

De sa place, aux commandes de l'appareil, le commandant Thorg ajouta, comme à regret :

— Nous allons remonter vers le nord, le long de la côte du Pacifique et vous jugerez alors de l'ampleur véritable de ces tremblements de terre qui se succèdent depuis trois jours...

Une accélération brutale, néanmoins sans effet sur leur personne, amena bientôt l'astronef aux abords de San Francisco. Le souffle coupé, les Terriens contemplèrent avec effarement ce qui avait été Frisco. L'énorme pont jeté pardessus Treasure Island, entre la ville et Oakland, sa voisine, s'était effondré. L'île elle-même était aux trois quarts submergée à la suite d'un affaissement sous-marin ; seules subsistaient les installations disloquées de la Station Navale. A l'ouest, le célèbre Golden Gâte Bridge — le Pont de la Porte d'or — avait lui aussi disparu. Quant à la ville proprement dite, toute sa partie occidentale avait littéralement basculé dans le Pacifique, depuis la Porte d'or jusqu'à San Matteo !

— C'est horrible ! murmura la géophysicienne russe. Il y a eu dislocation, cassure de la côte ouest qui s'est abîmée dans l'océan ! Le contour des côtes n'est plus le même. La catastrophe est sans commune mesure avec celle de 1906.

— L'intensité du séisme a atteint le degré onze, dans l'échelle de Richter, expliqua Thorg. Nous avons capté l'information, peu avant de vous recueillir, en provenance d'une station radio de Sait Lake City.

— L'échelle de Richter, commenta Irina Taga-nova, comporte douze degrés pour définir la gravité des tremblements de terre. Le degré douze signifie donc : destruction totale. A Los Angeles et à San Francisco, l'avant-dernier degré fut atteint ; cette zone côtière est très instable, géologiquement parlant, parce que située sur la longue faille de San Andréas qui passe sous San Francisco et s'étire vers le sud et Los Angeles.

» En 1906, lors du séisme de San Francisco, des failles nouvelles se produisirent, d'énormes portions du territoire furent soulevées de plusieurs mètres, coupant des routes, des voies de chemin de fer. Quelques années plus tôt, en 1899 en Alaska, la côte de la baie du Désenchantement s'éleva brusquement de quatorze mètres ; un « bloc » côtier, long de soixante-treize kilomètres, large de trente, se détacha et fut précipité dans les flots ([29]).

» Aujourd'hui, la longue faille de San Andréas s'est remise en mouvement, entraînant la destruction de la plupart des villes sous lesquelles elle chemine pour se prolonger vers le nord au-delà de Seattle.

Le commandant Thorg confirma :

— Seattle présente le même aspect que Los Angeles, San Francisco et de nombreuses villes de la Californie. Mais, depuis hier, d'autres pays du globe ont été affectés par les tremblements de terre : le Japon, le Kamtchatka, la Turquie, la Grèce, l'Inde septentrionale, l'Afrique du Nord, la Sicile, l'Italie, où Naples n'est plus qu'un immense champ de ruines.

Monica avait pâli :

— Savez-vous si Turin a été touché, commandant ? Ma famille y demeure.

— Je ne sais pas, Monica. Les émissions-radio que nous captons à bord sont fragmentaires ; nous n'avons d'ailleurs pas pour vocation de suivre systématiquement les informations diffusées par les stations terrestres. Cela est du ressort de notre base.

Changeant délibérément de sujet de conversation, l'Antarien questionna :

— Quelle heure est-il, Harry ?

— Onze heures.

— Nous disposons d'une heure encore avant notre rendez-vous au Griffith Park. Je vais vous demander de m'aider à l'accomplissement d'une première... mission. Connaissez-vous le secteur de Marineland ?

— Fort bien, Thorg. L'un des membres de notre Commission Delta est biologiste à cette station de recherches marines située au sud-sud-ouest de Los Angeles.

— J'espère que votre ami s'y trouvera et qu'il vous sera possible de le rencontrer. La dispersion des laboratoires de Marineland aura probablement minimisé le nombre des victimes...

— Sans doute, car les constructions, de surcroît, sont peu élevées. Vous voulez, là aussi, récupérer certains chercheurs ?

— C'est cela même, Forrest, et en une heure, nous devrions pouvoir mener à bien cette première mission...

 

*

 

Après avoir décrit une large boucle au-dessus des installations de Marineland, en bordure de l'océan, les deux astronefs se posèrent sur une pelouse, non loin d'un vaste bassin circulaire alimenté par l'eau de mer et où s'ébattaient des dauphins.

Appelés par les premiers témoins de cet atterrissage, un assez grand nombre d'hommes et de femmes, pour la plupart en blouse blanche, quittèrent les laboratoires et les pavillons voisins où ils étaient logés pour converger vers les engins auréolés de lumière verte.

Forrest, Dorval et leurs compagnes empruntèrent le plan incliné pour s'approcher des chercheurs de Marineland qui s'étaient rassemblés, intrigués et inquiets devant ce spectacle « fantastique » pour eux.

De ce groupe d'une quarantaine de personnes, un homme se détacha, grand et blond, le teint hâlé par le soleil. Il pouvait avoir une trentaine d'années et s'avançait, hésitant à en croire ses yeux.

— Ed ! s'écria l'Américain. C'est toi que nous cherchions !

Edward Bright dévisagea son ami, leva de nouveau les yeux sur les deux astronefs qui projetaient leur ombre sur la pelouse, puis il murmura, interdit :

— Harry ! C'est... pas possible ? Tu étais vraiment à bord de ces...

— Oui, Ed, mais nous n'avons que très peu de temps et je ne puis absolument pas répondre à tes questions. Veux-tu immédiatement rassembler les divers chefs de laboratoire et leurs assistants ?

— Les... rassembler ? Mais ils sont déjà rassemblés, Harry ! fit-il en levant le pouce pardessus son épaule pour désigner ses collègues. Marineland n'a pas trop souffert du dernier séisme et tout le personnel ou presque est là. Pourquoi veux-tu les...

— Pas le temps de t'expliquer, Ed, je te l'ai dit, fit-il avec une certaine agitation destinée à masquer son embarras. Je dois m'adresser aux chefs de labo et à leurs assistants...

— C'est facile, Harry, fit-il en se tournant vers ses collègues pour ajouter : vous avez entendu ce que mon ami Forrest vient d'annoncer ? Je n'en sais pas plus que vous...

Une vingtaine d'hommes et une huitaine de jeunes femmes s'avancèrent, intrigués. Forrest hésita une seconde et se décida à leur parler :

— Je ne puis vous informer des mobiles qui nous font agir mais je vous demande instamment de me faire confiance. Le cataclysme qui vient de s'abattre sur la Californie exige votre concours, votre présence à bord de ces appareils où vous recevrez les explications qu'ici je n'ai point le temps de vous donner.

Puis, s'adressant maintenant aux autres collaborateurs du Centre d'Etudes marines restés en arrière, il ajouta :

— Je vous demande également de nous aider à rassembler ici même, ce soir à dix-neuf heures, tous les chercheurs, techniciens, spécialistes que vous pourrez trouver, même si leurs disciplines sont fort étrangères à vos travaux. Nous aurons aussi besoin de leur aide dans les journées qui viennent. Nous comptons tous sur votre aimable coopération et vous en remercions par avance très sincèrement.

Forrest poursuivit, à l'intention cette fois, du groupe réunissant les personnes qui avaient répondu à l'appel d'Edward Bright :

— Veuillez immédiatement gagner le second appareil. Votre absence ne sera pas de longue durée...

Après un moment d'hésitation, ils se résolurent à faire confiance à cet homme — n'était-il pas un « Terrien », tout comme eux, même s'il voyageait à bord d'un aussi étrange appareil ? Alors qu'ils se dirigeaient vers le plan incliné, entre les éléments du tripode d'atterrissage, deux jeunes femmes abandonnèrent précipitamment leur groupe pour s'enfuir, prises d'une terreur irraisonnée. En revanche, parmi ceux qui n'avaient pas été appelés, une jeune fille, les yeux voilés de larmes, s'élança en criant :

Bud ! Bud ! Je ne veux pas te laisser !

L'interpellé s'était retourné, revenait sur ses pas pour étreindre la jeune fille bouleversée par cette séparation qui présageait pour elle une obscure menace.

Bright expliqua brièvement à son ami :

— Viola est laborantine, Harry. Bud et elle devaient se marier le mois prochain et...

— D'accord, Ed. Ils peuvent embarquer tous les deux, mais je t'en conjure, dis-leur de se dépêcher !

Impressionné par le ton pathétique de son ami, le biologiste questionna à mi-voix :

— Que se passe-t-il, Harry ? Tu as l'air... anxieux et gêné à la fois. Mes travaux ici m'ont empêché de participer à la Convention, mais j'écoute la radio et suis les informations, à la télé ; je n'ignore rien par conséquent de l'extraordinaire enlèvement du Collège invisible... Notre tour est donc venu d'être enlevés ?

— Pour l'amour du ciel, Eddy, va rejoindre tes collègues ! Nous parlerons de ce problème plus tard ; je te supplie de me faire confiance.

— J'ai deux gosses, une femme, dans notre pavillon, à trois milles d'ici. Ils ont échappé au séisme et je ne voudrais pas...

— Tu iras les chercher ce soir, Ed, je t'en donne ma parole. Tes collègues devront aussi, très bientôt, réunir leur famille. Maintenant, je dois te laisser ; nous nous reverrons dans quelques heures...

Edward Bright, en proie à une sensation indéfinissable, à une angoisse larvée, obéit et embarqua avec les autres dans le second appareil qui ne tarda pas à décoller pour foncer vers le ciel, presque à la verticale et disparaître dans les nuages. L'astronef où avaient pris place Dorval et ses compagnons, lui, se dirigea vers Griffith Park.

Dans ce chaos de ruines dévorées par de multiples incendies, l'immense étendue verte du parc offrait l'aspect d'une oasis... qu'une foule considérable de rescapés avaient envahie, attirés par ce havre de grâce où ils ne risquaient plus d'être ensevelis par un nouveau séisme.

— Bonté divine ! grommela Dorval. Nous n'avions pas songé à ça !

Par milliers, des hommes, des femmes, des enfants bivouaquaient, encombrés de paquets, de valises, d'objets hétéroclites qu'ils avaient pu sauver du désastre.

— Bill et Aileen se seront certainement donné rendez-vous dans le secteur du parc le plus proche de la station de télévision, fit Monica.

— Cela paraît logique, approuva Forrest. Nous allons survoler la foule à basse altitude et repérer, dans ce secteur, ceux qui pourraient nous faire signe...

Voire ! Ils n'avaient pas, non plus, prévu la réaction de la foule : à la vue de cet étrange disque volant nimbé d'une luminescence verte, des centaines et des centaines de personnes levaient la tête, agitaient les bras ! Comment, dans cette cohue, parviendraient-ils à reconnaître ceux qu'ils cherchaient ?

— C'est invraisemblable ! pesta Forrest. Nous n'avons pas songé un instant à ce rassemblement de population... qui était pourtant prévisible. Un rendez-vous à Griffith Park ! Folie ! Celui-ci fait plus d'un mille de long et abrite maintenant peut-être dix mille personnes !

— Et presque toutes agitent leurs bras en même temps !

— Pauvres gens, murmura la jeune Russe en contemplant cette foule vêtue à la diable. Les uns sont en pyjama, en robe de chambre et d'autres à demi nus, surpris qu'ils ont été, en pleine nuit, par les terribles secousses et ne songeant qu'à fuir leurs immeubles ébranlés, leurs maisons qui craquaient de toutes parts !

Le commandant Thorg fit prendre de l'altitude à l'appareil afin d'obtenir une vue globale du parc, vaste rectangle de verdure orienté nord-sud et sillonné par de longues avenues dont les méandres le traversaient en oblique.

A la pointe nord-ouest de ce rectangle, en bordure de la Los Angeles river, s'élevait une épaisse fumée.

— C'est peut-être un signal, Thorg !

L'Antarien fit plonger son appareil dans cette direction et l'immobilisa en l'inclinant sur sa tranche. A travers le cockpit, ils purent enfin reconnaître, auprès d'un feu de branchages, Bill Howard qu'entouraient une vingtaine de personnes dont plusieurs alimentaient ce signal. Emue, une jeune femme brune

— Aileen — s'était rapprochée de Bill, lui avait pris le bras et suivait la manœuvre de l'astronef qui se remettait en mouvement, descendait davantage et libérait de son alvéole la passerelle d'accès.

— Nous ne pouvons pas nous poser, expliqua l'Antarien. La jetée s'est effondrée dans la rivière et le sol, le long des berges, est fissuré ; il est peut-être instable et risque de ne pas supporter le poids de l'astronef si nous déployons les éléments du train d'atterrissage. Nous stationnerons au point fixe...

L'engin s'était donc stabilisé à cinq mètres du sol et l'extrémité de sa passerelle effleurait à peine l'herbe. Bill Howard et sa fiancée sautèrent les premiers sur le plan incliné, suivis par les ufologues et leurs familles rescapés réunis grâce à la diligence du vice-président de la Commission Delta.

Autour d'eux, dans le parc, les réfugiés avaient assisté bouche bée à cette scène « d'enlèvement consenti » !

Ayant pris à son bord ces hommes, ces femmes et leurs enfants, l'astronef décolla et grimpa en chandelle à une allure folle pour infléchir ensuite sa trajectoire vers l'est.

Sous la conduite de Thorg, accompagné de Forrest, les nouveaux venus furent répartis dans le poste de pilotage et dans la soute axiale de l'appareil.

Sans paraître se soucier de la curiosité dont il était l'objet, l'Antarien précisa :

— Vous n'aurez pas à supporter longtemps cet inconfort. Vous allez être transférés dans notre base où vous pourrez vous restaurer et recevoir des vêtements. Nous devons retourner dans le poste de pilotage et je vous demande seulement quelques minutes de patience...

Revenus au poste de commande, Forrest et ses compagnons, pour la première fois de leur vie, eurent le privilège rare de contempler l'espace à l'instar des cosmonautes à travers les hublots de leurs capsules spatiales, à la différence près que, à bord de l'astronef, le dôme en métalloplastex leur offrait un champ de vision absolument parfait, nullement limité.

Sous leurs pieds — notion purement conventionnelle, dans l'espace — la Terre s'éloignait, énorme sphère bleutée moirée de masses nuageuses.

— Oh ! s'exclama la jeune Russe. Venez donc regarder par ici !

Ils la rejoignirent, de l'autre côté du dôme transparent et Bill Howard et Aileen restèrent, plus encore que leurs compagnons, pétrifiés de stupeur. Suspendu dans le vide clouté d'astres innombrables, un monstrueux engin en forme de toupie tournoyait lentement ! Un engin colossal, hérissé d'antennes, percé à son « équateur » d'un grand nombre d'ouvertures rectangulaires, les unes sombres, les autres éclairées d'une lumière jaune, assez vive. Fréquemment, des astronefs lenticulaires, analogues au leur, franchissaient ces ouvertures et disparaissaient ; d'autres en sortaient, fusant alors dans l'espace à une vitesse fantastique, telles des bulles de lumières qui ne tardaient pas à s'amenuiser, à s'estomper dans la lumière réfléchie par la surface terrestre vers laquelle ils se dirigeaient.

— Notre base spatiale, annonça le commandant Thorg, une sorte de satellite artificiel géant qui. depuis des années, orbite autour de votre planète.

— Le... Chevalier Noir ? hasarda Raymond Dorval.

— Oui, c'est ainsi que vous l'avez baptisé. Cette base spatiale a causé bien des migraines à vos astronomes. Divers centres d'écoutes terrestres ont capté certains de nos signaux ; des observatoires l'ont repéré dans leurs télescopes et les astronomes, devant ses évolutions « aberrantes » — changements d'orbite, disparitions, réapparitions —, n'ont pas eu le courage d'avouer publiquement son existence. Seuls les ufologues ont eu l'honnêteté de le révéler ([30]).

» Le Chevalier Noir, répéta-t-il, songeur. Un nom très poétique pour cette base qui, selon notre... humeur, réfléchit ou ne réfléchit pas les ondes-radars !

— Ses proportions sont effarantes !

— Environ dix-sept cents mètres entre ses « pôles » et près de neuf cents à son « équateur », indiqua-t-il en manipulant ses commandes.

L'astronef réduisit sa vitesse et franchit l'une de ces larges ouvertures rectangulaires dont les parois rayonnaient cette lumière jaune, qu'ils avaient déjà remarquée à leur approche de la base spatiale. Disposés de place en place dans les murs géants s'ouvraient des alvéoles de trois mètres de diamètre. De l'un de ces orifices s'étira une tubulure annelée qui vint se plaquer contre une écoutille auxiliaire, à la partie ventrale de l'astronef, pour y adhérer avec une étanchéité parfaite afin d'assurer l'évacuation des passagers sans devoir pour cela refermer le sas géant et y rétablir une pression d'air.

Sous la conduite de l'Antarien, ils empruntèrent ce « boyau » métallique éclairé d'une pâle fluorescence bleuâtre et sautèrent ensuite sur un tapis roulant qui les emporta le long d'un couloir.

— Notre base est soumise à une gravitation artificielle qui évite à ses occupants lés inconvénients de l'apesanteur. Attention, nous allons quitter le tapis roulant...

Un panneau coulissa et ils pénétrèrent dans une immense salle circulaire comprenant des centaines de gradins occupés par des Terriens des deux sexes revêtus de tuniques aux coloris variés. Les nouveaux arrivés eurent la joie — ce n'était point en fait une véritable surprise — de se voir accueillir par le professeur Hammerstein à qui une tunique jaune paille conférait un peu de cette dignité que l'on prête volontiers aux sages de l'Antiquité ! Il étreignit paternellement la jeune Russe et serra avec effusion les mains de ses compagnons :

— C'est un grand bonheur pour moi de vous savoir vivants, mes chers amis. Nous avons réceptionné tout à l'heure les chercheurs de Marineland, tout aussi estomaqués que nous l'avions été nous-mêmes après notre enlèvement !

— Et ces gens, ces adolescents aussi, qui garnissent les gradins ? commença le Français.

— Ce sont naturellement des Terriens que nos amis Antariens ont « kidnappés » depuis plusieurs jours, un peu partout dans le monde. Dans leur diversité, ils représentent à peu près l'ensemble des connaissances humaines en matière technique, scientifique et autres. Mais je ne suis pas là pour vous tenir un discours ; venez, prenez place parmi nous.

Il les conduisit au bas des gradins, cependant qu'à leur passage, la nombreuse assistance les considérait avec une sympathie curieuse. Thorg les avait abandonnés, après un amical salut de la main, pour aller prendre place, avec d'autres Antariens, sur une estrade au bas de l'hémicycle.

Au centre de ce podium, de part et d'autre duquel siégeaient les « nains » sur des fauteuils à leur mesure, dix sièges restaient vides, mais de taille normale, eux, ce qui ne laissa pas d'intriguer Dorval et ses compagnons.

— Qui attendon ? questionna le Français.

Sanorsh Vaxhan, le chef de cette base et le représentant de l'empire antarien dans ce secteur de la galaxie. Il va arriver avec son état-major.

— Mais... Ces sièges sont trop grands, pour des Antariens ! remarqua Monica, surprise.

L'astrophysicien n'eut pas le loisir de lui répondre : au bas de l'hémicycle, un panneau s'ouvrait. Un « homme » au teint cuivré, de haute stature, drapé dans une tunique blanche, parut, arborant sur la poitrine un écusson rouge frappé d'un idéogramme bizarre ; neuf autres personnages de semblable apparence l'escortaient et prirent place à ses côtés sur le podium.

Très grand, les cheveux d'un blond cendré, les yeux immenses, légèrement écartés, Sanorsh Vaxhan et les membres de son état-major saluèrent l'assistance d'une inclination du buste avant de s'asseoir.

— Je vous souhaite la bienvenue à bord de nôtre base spatiale, amis terriens.

Nul micro ni haut-parleur n'était visible ; pourtant, la voix au timbre grave — s'exprimant dans un anglais châtié — donnait à chacun l'impression d'être proche, de s'adresser individuellement à ces hommes, ces femmes et ces adolescents qui s'entassaient sur les gradins.

— Nombre d'entre vous sont nouvellement arrivés, ici ; je me dois de les renseigner sur la genèse des événements qui nous ont déterminé à les enlever. Mon nom est Sanorsh Vaxhan et le Conseil des Sages formant notre état-major a bien voulu me désigner pour présider aux destinées de cette base antarienne dans votre système solaire.

» Les missions d'enlèvement — ou de... récupération — furent confiées à nos amis les Xarls, ajouta-t-il en faisant allusion aux êtres de petite taille, aux yeux obliques étirés vers les tempes, installés de part et d'autre du podium. Les Xarls, de temps immémoriaux, sont nos alliés fidèles au sein du vaste empire antarien groupant une infinité de races et d'espèces vivant en bonne intelligence. Cette parfaite union a incité les membres de notre Confédération Interstellaire à adopter le nom générique d'Antariens, puisque le soleil de notre système central a nom Antarès, du moins selon votre terminologie astronomique.

» L'un des traits particuliers de certaines espèces antariennes est d'avoir des fonctions physiologiques, biologiques, identiques aux vôtres, comme vous avez pu le constater dans cette base ou à bord de nos astronefs où règne une atmosphère chimiquement analogue à celle de la Terre. Il existe d'ailleurs, dans notre Confédération, une dizaine de systèmes solaires comportant au moins une planète de type terroïde.

» Cela posé, abordons les raisons qui nous ont fait vous enlever...

— Depuis trente-cinq de vos années, nos appareils observent systématiquement votre globe. Par des procédés qui auraient pu être à la portée de votre technologie dans moins d'un siècle, nous avons pu assimiler la plupart de vos langues, étudier vos structures sociales, vos modes de vie, vos habitudes — vos défauts aussi — avec la même facilité qu'aurait pu nous conférer un séjour prolongé parmi vous.

» Certains chercheurs en matière d'ufologie — je déplore tout comme vous ce néologisme barbare, mais il n'existe, hélas ! aucun équivalent — ont pu, en recensant les apparitions de nos astronefs, aboutir à cette conclusion : les disques volants semblent s'intéresser tout particulièrement aux failles géologiques. La répartition, la multitude de celles-ci ont fait dire à plus d'un observateur qu'il s'agissait là d'une pure coïncidence ; un engin volant, quel qu'il soit, ne pouvant pas ne pas survoler un assez grand nombre de ces failles.

» Pourtant, c'était bel et bien ces failles qui nous intéressaient ; notamment les failles géantes, celle de San Andréas, en Californie, celles des Caraïbes et du Japon pour ne citer que les principales. De leur étude méthodique, de leur évolution lente, mais constante, de l'analyse des variations géomagnétiques liées à d'autres phénomènes cycliques dont votre soleil est le siège, nous avons acquis cette certitude : la sismicité du globe va aller croissant ; les tremblements de terre vont s'intensifier, devenir de plus en plus dévastateurs.

» Vous tous, ici, vous avez été enlevés des diverses régions dangereusement menacées... Je ne puis vous cacher la vérité, amis terriens, fit-il en parcourant des yeux ces hommes, ces femmes, ces jeunes gens dont les visages exprimaient une angoisse, une horreur grandissante.

» Nos savants, géophysiciens ou astrophysiciens qui étudient ces problèmes depuis des années sont formels : ces tremblements de terre d'une intensité croissante et leur généralisation sur tous les continents sont un signe qui ne trompe pas... Un épouvantable cataclysme se prépare et vous vivez les derniers moments de ce prélude à l'Apocalypse...